Où est donc passée la réalité, c’est une interrogation légitime face aux évènements récents.
Si la guerre en Ukraine est une vraie guerre, une guerre avec son lot d’horreur et de désespérance, une guerre atroce comme toutes les guerres. S’il n’y a aucun doute quant à son existence, en revanche le traitement de sa mise en abime est lui plus complexe.
En quelques années nous sommes passés d’une émission d’information plus ou moins objective délivrée par des professionnels, journalistes d’investigation ou reporters spécialisés, au témoignage multicanal, multi-source, banalisé. Une information multiple, polymorphe s’est imposée.
Les journalistes de métier ne sont désormais plus les seuls en capacité d’informer. D’autres profils ont émergé et occupé un rôle non négligeable sur la scène médiatique. Ce sont des présentateurs, des animateurs, des polémistes mais aussi des experts voire des témoins. L’information descendante est devenue débat et le débat s’est transformé en spectacle. Les spécialistes auto-proclamés viennent sur les plateaux dérouler leur pensée, leurs convictions et parfois en découdre avec des contradicteurs dont le niveau de compétence est hétérogène. L’artiste, le sportif, l’influenceur, le témoin, l’homme de la rue sont devenus des sources d’information indiscutées dans cette arène où le volume d’information et le degré de confiance ont évolué de manière disjointe.
Parallèlement à ce phénomène l’explosion des réseaux sociaux a introduit un autre biais : la mise en scène d’un locuteur s’exprimant en son nom propre, sur son propre compte. Un individu capable de rassembler autour de lui des « Followers » avec pour seul critère de sélection, un intérêt partagé propulsé via les algorithmes des réseaux, si faciles à leurrer. Il n’est pas nécessaire de qualifier le référent, le métier ou les compétences particulières. Les influenceurs ont pris leur place et leur importance est allée au-delà du simple conseil en maquillage. Ce personnage du quotidien, « l’ami bienveillant » qui ressemble à ceux qui le suivent, emporte l’adhésion autour de ses messages sans contradiction, quelle que soit leur nature. Un avis de comptoir sans comptoir, repris et diffusé, devient un fait réel.
Au-delà de ce constat, un autre élément s’impose. Cette guerre est aussi celle des formats médiatiques, l’image, l’information et la désinformation, se coulant habilement dans les codes du feuilleton de télé-réalité.
Si l’on s’autorise à être un peu cynique, la guerre en Ukraine est devenue un rendez-vous quotidien. Une histoire écrite jour après jour, une réalité traitée comme une fiction défiant les lois de la raison.
Or la limite entre fiction et réalité a été gommée par ce genre télévisuel présentant habituellement une réalité scénarisée. La limite est devenue poreuse. Quelle différence entre ces shows et le rendez-vous quotidien donné par les médias, podcast, ou fils des réseaux ? Chaque jour les belligérants sont mis ou se mettent en scène. Les soldats filment leurs exploits, appelent leurs compagnes et laissent des traces numériques. Les drones livrent leurs images. Entre smartphone et caméras embarquées, tout un chacun peut suivre en différé les divers évènements.
On s’autorise à montrer ce qui ne devrait pas nécessairement l’être. L’horreur, les corps, les scènes obscènes habituellement floutées s’étalent en plein écran. Le respect du au morts à leur intimité, leur mémoire est totalement oubliée au nom d’une réalité-fiction qui se donne tous les droits. Si le témoignage est important, la forme s’astreint à aucune limite.
On se met à devenir indifférent face à ces images. Il en faut toujours plus. Les chars bombardés en direct, les individus tirés comme des lapins sont des personnes réelles, pas des personnages de fiction, ils souffrent et meurent parfois sous nos yeux spectateurs devenus un peu voyeurs.
Les caractères sont amplifiés, les récits relayés avec soin afin d’amplifier des émotions souvent légitimes.
Après l’émotion viennent les admonestations, les dictats, les critiques contre les positions politiques de tel ou tel acteur. Les invectives fusent plus vite que les discours analytiques. « Il faut que, on doit, on devrait », deviennent des éléments d’opinion et s’invitent au débat. Ils deviennent moyen de pression, pas ou peu étayés par une prise en compte des tenants et aboutissants de chaque stratégie. Les raisons qui poussent les dirigeants économiques et politiques à agir ne font pas l’objet d’une réflexion, elles n’entrent pas dans l’équation.
Presque deux mois après le début des hostilités, la guerre en Ukraine est devenue la première grande guerre muti-canal, médiatisée à l’extrême, en léger différé, relayant sans réflexion préalable les injonctions dont les émetteurs n’estiment en rien la portée.
La réalité et la fiction s’entremêlent, la porosité des genres est établie, et la désinformation devient par ces biais plus puissante que jamais.
Patricia Capelle
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