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La Cour de Justice de l’Union Européenne s’invite au Brexit

Le droit garant d’un débat démocratique raisonné : 
Réflexions sur l’arrêt C-621/18 du 10 décembre 2018[1]
relatif à l’interprétation de l’article 50 du Traité sur l’Union européenne


Thomas CASSUTO
Magistrat
Docteur en droit
Vice-Président de l’Institut Présaje

Le 23 juin 2016, le Royaume-Uni a voté le principe de son départ de l’Union Européenne (UE). Ce vote a été rapidement contesté tant au regard des conditions du débat que des conséquences imprévisibles d’une telle décision animée par des ambitions populistes.

A la suite, le 29 mars 2017, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord  a notifié au Conseil européen son intention de se retirer de l’UE sur le fondement de l’article 50 du TFU qui prévoit la négociation d’un accord de retrait ou, à défaut, la cessation de l’application des traités deux ans après la notification de l’intention de se retirer.

Les négociations ont abouti à un projet d’accord de retrait qui a été approuvé parle Conseil européen le 25 novembre 2018.

Dans le même temps, le 19 décembre 2017, des membres du Parlement écossais, du Parlement du Royaume-Uni et du Parlement européen ont saisi une juridiction écossaise d’un recours visant à ce qu’il soit précisé si la notification de l’intention de se retirer pouvait être unilatéralement révoquée avant l’expiration du délai de deux ans fixé à l’article 50 TUE, étant entendu que si la notification était révoquée, le Royaume-Uni resterait dans l’UE.

Dans le cadre de ce recours la cour d’appel a posé à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) la question suivante :

« Lorsqu’un État membre a notifié au Conseil Européen, conformément à l’article 50 du traité sur l’Union Européenne, son intention de se retirer de l’Union européenne, le droit de l’Union permet-il à l’État membre notifiant de révoquer unilatéralement cette notification, et, si oui, sous quelles conditions et avec quel effet quant au maintien de l’État membre dans l’Union européenne ? »

Ayant accepté d’examiner en urgence cette affaire, la CJUE réunie en assemblée plénière a rendu le 10 décembre 2018 un arrêt C-621/18 d’une importance cruciale pour la poursuite du processus en cours. Cet arrêt présente un intérêt tout particulier, tant pour l’avenir de l’Union européenne que pour la poursuite d’un débat démocratique qui ne saurait être confisqué par des agitateurs démagogues peu soucieux de l’intérêt général de leurs concitoyens.

Cette décision tranche la question de la recevabilité de la décision préjudicielle puis celle, au fond, de l’interprétation de l’article 50 TUE. Au-delà du débat strictement juridique. L’arrêt ouvre des perspectives sur les conditions et le contrôle d’un débat démocratique relatif à une question à valeur constitutionnelle.

1. La Recevabilité

Conformément aux conclusions de l’Avocat général, la Cour retient que la question posée parla juridiction de renvoi relative à l’interprétation du droit de l’UE bénéficie d’une présomption de recevabilité. Elle écarte les arguments soulevés par le Royaume-Uni et la Commission relatifs au caratère hypothétique de la question et l’incompétence de la cour pour émettre un avis sur des questions constitutionnelles, en l’occurrence le retrait d’un Etat membre de l’Union.

La cour juge comme suffisamment pertinent le motif invoqué par la juridiction de renvoi selon lequel les membres du Parlement du Royaume-Uni ont un intérêt à la réponse à cette question de droit, dès lors que cette réponse permettra de clarifier les options qui leur sont ouvertes lors de l’exercice de leurs mandats parlementaires. La cour retient ainsi que la question préjudicielle est pertinente en ce qu’elle porte sur l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union et fait précisément l’objet du litige au principal.

Dans un contexte politique tendu par l’incertitude du vote final concernant l’accord politique, la recevabilité de la question apparaissait comme un premier enjeu majeur.

2. Le cadre juridique et les possibles interprétations de l’article 50

L’article 50 du TUE prévoit notamment que :

« 1. Tout État membre peut décider, conformément à ses règles constitutionnelles, de se retirer de l’Union.

2. L’État membre qui décide de se retirer notifie son intention au Conseil européen. À la lumière des orientations du Conseil européen, l’Union négocie et conclut avec cet État un accord fixant les modalités de son retrait […] Il est conclu au nom de l’Union par le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, après approbation du Parlement européen.

3. Les traités cessent d’être applicables à l’État concerné à partir de la date d’entrée en vigueur de l’accord de retrait ou, à défaut, deux ans après la notification visée au paragraphe 2, sauf si le Conseil européen, en accord avec l’État membre concerné, décide à l’unanimité de proroger ce délai […].

Pour répondre à la question posée, l’Avocat général avait envisagé l’alternative suivante : « a)non, en aucun cas ; b) oui, sans condition ; ou c) oui, sous certaines conditions ». La Commission et le Conseil européen s’étaient opposés à la seconde option tout en admettant une possibilité de révocation consensuelle, c’est-à-dire à dire approuvée à l’unanimité par le Conseil européen.

La cour juge que l’article 50 signifie que l’État ayant notifié son intention de quitter l’UE peut se rétracter unilatéralement. Elle fonde son interprétation d’un point de vue litéral, téléologique, historique et à la lumière de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des Traités.

  • D’un point de vue litéral, la cour retient que l’article 50 signifie que si une intention est notifiée, elle ne saurait avoir valeur d’engagement définitif. Ainsi, l’intention peut être rétractée tant qu’un accord définitif n’a pas été sanctionné et tant que la date fatidique de retrait unilatéral n’est pas intervenue.
  • D’un point de vue téléologique, la cour invoque les Traités qui consacrent que l’objectif de l’Union est de renforcer une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe. La Cour retient que le retrait d’un Etat risque d’entraîner une régression pour les droits des citoyens qui perdrait la citoyenneté européenne et l’ensemble des droits qui lui sont associés.
  • D’un point de vue historique, la cour rappelle que l’article 46 du projet du Praesidium de la Convention confirme le principe de l’unilatéralisme dans la procédure de retrait, afin de ne pas vider de son sens le concept de retrait volontaire.

Enfin, la cour évoque de manière surabondante la convention de Vienne sur le droit des traités adoptée à Vienne le 23 mai 1969, en particulier l’article 68 [2], qui permet de révoquer à tout moment la notification de l’intention de se retirer d’un Traité.

Il résulte de ces différents arguments que l’article 50 est conforme aux principes qui gouvernent les accords internationaux et les procédures constitutionnelles classiques : à tout moment le législateur peut défaire ce qu’il a fait ou interrompre un processus en cours.

Il faut relever que l’Avocat général avait indiqué que le principe même de la souveraineté de l’État engagé dans un processus de sortie doit lui permettre de changer d’avis, notamment au regard des circonstances juridiques et de fait résultant de l’évaluation concrète des conséquences mêmes de la sortie envisagée. Il est fort logique que la révocabilité relève du droit pour un législateur de reconnaître son erreur et de ne pas être contraint d’y persister.

Les débats en amont du référendum ont occulté les conséquences juridiques et pratiques du Brexit notamment pour les citoyens du Royaume-Uni. Ils se sont résumés à des affirmations  sur les avantages essentiellement politiques et économiques supposés du retrait. Le parlement a été écarté du débat par le seul fait que la question a été soumise à referendum et a été ainsi privée d’une évaluation sérieuse. Sans se laisser désarçonner, le parlement a pu, grâce au juge, imposer au gouvernement de pouvoir en débattre. En effet, le 4 janvier 2017, la Cour suprême britannique avait jugé que le gouvernement devait recevoir l’aval du Parlement avant de mettre en œuvre l’article 50.

Les débats qui ont suivi ont mis en évidence qu’un débat démocratique moderne sur de tels sujet ne peut se résoudre par la réponse simpliste « oui ou non ». L’aventure consistant à lâcher les amarres des l’UE pour une prétendue question de principe expose depuis le Royaume-Uni à une féroce tempête.

En 2016[3] nous soulignions déjà que la finalisation du Brexit, sauf absence d’accord entre l’État souhaitant quitter l’Union et les institutions de l’Union, est un processus politique juridiquement fondé. Si l’accord final devait être soumis à l’avis de la CJUE en vertu de l’article 218 du TFUE, le risque d’un avis négatif, notamment du fait d’une contrariété avec les Traités, serait de nature à remettre en cause l’accord et par conséquent la bonne fin du processus[4].

Ce risque est d’autant plus fort que les débats autour du Brexit ont servi d’exutoire. Les suites du vote ont mis en lumière les mauvais calculs et l’impréparation de cette initiative. Depuis le 23 juin 2016, en dépit des discours rassurants, une incertitude pèse sur l’avenir du Royaume-Uni et de l’UE.

3. Perspectives

L’arrêt rendu appelle à réflexions. Le départ de l’UE est un enjeu constitutionnel au regard du niveau d’intégration atteint au sein de l’UE. Le projet de séparation aura certainement des conséquences sur les libertés des citoyens et d’un point de vue géopolitique. Les perspectives d’effondrement socio-économique s’affinent alors que les débats se cristallisent encore autour d’agendas partisans sans rapport avec l’intérêt national. Ces débats, empreint d’une forme d’égoïsme, sont naturellement éloignées des valeurs communes auquel les peuples des États membres, y compris le Royaume-Uni, ont adhéré.

Le Parlement britannique tente de préserver son rôle. Le débat pluraliste et approfondi, à l’abri des populistes démagogues qui méprisent la notion même de démocratie, met en lumière l’infinie complexité du sujet. Ce débat est obscurci par le risque d’une censure du gouvernement voire d’un retour aux urnes.

On peut déduire de l’arrêt C-621/18 que la formule « Brexit means Brexit » tant rappelée par Madame MAY signifiant que le vote du 23 juin 2016 est irréversible est contraire à l’article 50.

Ce mantra participe à l’occultation des options disponibles laissant ainsi l’aventure se poursuivre dans la plus grande incertitude. De droit, le Royaume-Uni reste membre de l’Union européenne, au moins jusqu’au jusqu’au 29 mars 2019. Ce que le législateur fait, il peut le défaire et l’article 50 tel qu’interprété par la CJUE signifie que le départ du Royaume-Uni ne saurait être acté au 23 juin 2016. Il est heureux que le juge assume son rôle de contrôle des abus des autres pouvoirs tout en rappelant un principe juridique simple.

W.CHURCHILL retenait que la démocratie est le moins pire des système. A la suite de J.F. KENNEDY, on peut également retenir qu’elle seule permet de vivre ensemble dans le respect des libertés individuelles. Elle a su résister aux agressions du totalitarisme. Aujourd’hui, le débat démocratique est altéré par des robots, parfois manipulés par des puissances étrangères. Ils constituent des menaces pour corrompre l’expresso in populaire et remettre en cause les lois fondamentales opérant ainsi un déni de la démocratie.

L’Union européenne est le résultat de la volonté d’une communauté de citoyens qui, sur les ruines de la guerre, a fait le choix pour les générations à venir, de construire un espace commun fondé sur la paix, la coopération et les principes démocratiques. Cette ambition de paix a valeur de droit naturel. Aujourd’hui elle doit s’imposer par le droit et le principe de réalité du fait qu’il n’y a, pour l’Europe, les États qui composent l’Union européenne et l’ensemble des citoyens, pas d’autre alternative au déclassement et à la paupérisation des États membres abandonnés à leur destin solitaire.

Le débat démocratique est affecté par des ingérences étrangères œuvrant à miner l’UE qui, par différents moyens de manipulation de l’opinion publique, y compris en infiltrant des mouvements politiques, tentent d’affaiblir sinon de détruire l’UE, pour mieux s’en disputer les restes. Les partisans du démantèlement de l’UE ou d’une sécession œuvrent au déclin de nos sociétés.

Cette question sera certainement au cœur des prochaines élections européennes. Sans doute est-il temps de se réapproprier la construction européenne afin qu’elle préserve un avenir commun de liberté et de prospérité partagées. Ce projet ne saurait tolérer le rejet de son prochain, surtout lorsqu’il partage une histoire aussi riche qui nous a enseigné que le nationalisme est synonyme de destruction. Elle ne peut admettre une violence politique altérant les progrès accomplis eux-mêmes synonymes de paix continentale.

Le Brexit démontre que l’Union européenne sans le Royaume-Uni n’est plus tout à fait l’Union européenne et que le Royaume-Uni hors de l’Union européenne ne sera plus tout à fait le Royaume-Uni. Il démontre que nous devons assumer notre destin commun.

🖋 par Thomas Cassuto | Magistrat | Docteur en droit | Vice-Président de l’Institut Présaje


[1] http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=208636&pageIndex=0&doclang=FR&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=1159012

[2] L’UE n’ayant pas adhéré à cette Convention, la cour s’y réfère au titre de la formulation d’une règle coutumière.

[3] Thomas Cassuto « La nouvelle Europe. Considérations sur la constitution de l’Union européenne » Lettre PRESAJE n° 30 novembre 2016 (http://www.presaje.com/media/uploads/lettre-web/novembre-2016/lettre-30.html).

[4] Cf.CJUE, avis 2/13 du 18 décembre 2014

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