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Suppression de l’ENA : quand la politique du buzz masque l’immobilisme

Tribune de Jonathan Frickert*

*Juriste et essayiste indépendant. Il est l’auteur de deux essais sur la condition de la jeunesse contemporaine et la réforme territoriale.


L’ENA ne forme qu’une toute petite partie de la haute-fonction publique qui ne constitue elle-même qu’une part infime de l’ensemble des agents dépendant du statut général.

Initialement destinées à être diffusées le lundi 15 avril dernier et reportées du fait de l’effroyable incendie de Notre-Dame, les principales propositions de l’allocution du président de la République ont rapidement fuité dans la presse. Parmi elles se trouve une arlésienne du débat public : la suppression de l’ENA.

Une proposition qui semble relever davantage de l’effet d’annonce qu’autre chose lorsqu’on connaît le manque d’ambition de la réforme de la fonction publique présentée en mars dernier.

Une suppression qui n’en est pas une

Créée en 1945 pour assurer la formation d’une nouvelle élite française, l’École nationale d’administration a rapidement rejoint ces sujets de société dont on parle régulièrement sans jamais voir aboutir une issue. Comme la Sécurité sociale, l’ENA semble faire partie de ces institutions « que le monde entier nous envie » et qui pourtant n’a inspiré aucun autre pays hormis l’Égypte.

Bien avant 1945, l’idée a fait son petit bonhomme de chemin sans jamais voir le jour du fait du risque, aujourd’hui avéré, de corporatisme et parfois même de népotisme. Il faudra attendre les années 1940, avec la tentative vichyste puis communiste et la réforme administrative du vice-président du Conseil et secrétaire général du Parti communiste français Maurice Thorez, pour voir déboucher le premier statut de la fonction publique et la naissance de l’ENA.

Unique en Europe, l’ENA a enfanté depuis 74 ans une large partie des élites politiques et économiques de notre pays.

Comme Jacques Chirac et François Hollande, Emmanuel Macron est lui aussi issu de cette école et s’est donc naturellement entouré d’un certain nombre de représentants de l’énarchie, allant d’Édouard Philippe à Bruno Le Maire en passant par Florence Parly et Nathalie Loiseau qui dirigea l’école de 2012 à 2017.

Aussi entend-on régulièrement parler « d’idéologie » des énarques, associant technocratie et égalitarisme dans ce qui ressemble largement au saint-simonisme encore aujourd’hui présent à travers de nombreux avatars. Georges Pompidou aurait dit, dans ce sens, que l’ENA permettra la « République des ingénieurs » qu’il dénoncera à la fin de sa vie.

Une mentalité technocratique qui innerve nombre de grandes entreprises du fait du phénomène bien connu de pantouflage. Les déboires de sociétés publiques comme privées dirigées par des énarques ne sont plus à rappeler, qu’il s’agisse par exemple d’Air France, du Crédit lyonnais ou de la SNCF. En cela, l’ENA est devenue l’école du capitalisme de connivence.

Cette déchéance amènera rapidement la question de la suppression de cette exception française.

En 2016, Bruno Le Maire le futur chef de Bercy alors candidat à la primaire de la droite et lui-même énarque, proposait la suppression pure et simple de l’établissement.

Depuis l’affaire Benalla, l’actuel chef de l’État semble du même avis, ce qui a rapidement amené une levée de boucliers des deux écoles concernées, puisque l’École nationale de la magistrature serait également touchée.

Les deux écoles se défendent ainsi de tout entre-soi social, mais ne nient en rien l’entre-soi idéologique pourtant bien plus problématique.

Toutefois, comme le rappelle Marianne, l’ENA ne devrait pas être supprimée, mais remplacée sur le modèle de l’École de guerre qui accueille des agents ayant déjà une expérience de terrain.

La question de la formation et du recrutement des hauts-fonctionnaires est toutefois indissociable de l’organisation générale de la fonction publique dont une réforme est en cours tout en étant bien éloignée de la révolution annoncée.

L’intouchable statut

L’ENA ne forme qu’une toute petite partie de la haute fonction publique qui ne constitue elle-même qu’une part infime de l’ensemble des agents dépendant du statut général. C’est bien ce statut qui constitue la clef de voûte de tout un système qu’il est urgent de réformer.

Il est ainsi difficile de ne pas lier l’annonce-choc de la suppression de l’École nationale d’administration et la maigre réforme de la fonction publique présentée le mois dernier.

Une réforme d’autant plus attendue que l’actuelle majorité a été élue sur une promesse de réduction du poids de l’État. Une réduction qui se fait attendre, n’empêchant pas les syndicats d’être vent debout contre un projet jugé comptable.

Le principal intérêt du projet de réforme réside dans la contractualisation : introduction de la rupture conventionnelle qui a déjà fait ses preuves dans le secteur privé et mise en place de contrats de projets sur le modèle des contrats de chantiers.

Mais cet intérêt ne suffit pas à faire oublier la promesse de supprimer 120 000 postes. L’idée était alors de supprimer 50 000 postes dans la fonction publique d’État et 70 000 postes territoriaux. Cette année, seuls 4 500 postes devraient être supprimés, loin de l’ambition affichée.

De la même manière, le projet de réforme de la fonction publique prévoit que les agents garderaient la possibilité de revenir à tout moment dans l’administration, chose qui devrait naturellement arriver lorsqu’on connaît les avantages qu’accorde le statut.

Confirmant ce manque d’ambition, Olivier Dussopt, secrétaire d’État en charge du projet, a rapidement avoué que l’idée n’était pas de supprimer des postes mais de procéder à une simple réorganisation.

En 2019 comme en 1945, la question de la formation et du recrutement des hauts fonctionnaires est donc indissociable d’une vision d’ensemble de ce que signifie être fonctionnaire.

Une question de courage politique

Pour beaucoup, le poids de la fonction publique est le prix de la socialisation prétendument réclamée par les Français. Une idée particulièrement fausse lorsqu’on regarde du côté du Danemark.

Si les lecteurs de Contrepoints savent que le royaume est loin de se conformer au modèle socialiste, le nombre d’agents publics y reste bien supérieur à celui que connaît la France.

Cependant, depuis la grande réforme de 2001, le statut est recentré sur les seules fonctions régaliennes, les recrutements se faisant largement par voie contractuelle au point que les agents statutaires représentent aujourd’hui une part infime de l’ensemble des agents publics, à l’inverse de ce que nous connaissons en France.

Ajoutez à cela la fin de la promotion automatique via la suppression d’un grand nombre de grades et d’échelons et vous aurez un système très efficace et n’empêchant pas les enseignants d’être payés 80 % de plus que leurs homologues français ce qui, même en tenant compte du coût la vie, creuse largement l’écart.

La preuve qu’une réforme de la fonction publique ne demande qu’une chose : un peu de courage politique. Un courage dont se targuait le président de la République, mais qui semble-t-il préfère la république du buzz et des effets d’annonces…


Tribune de Jonathan Frickert*

*Juriste et essayiste indépendant. Il est l’auteur de deux essais sur la condition de la jeunesse contemporaine et la réforme territoriale.

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